La Belle et la Bête: une noire splendeur signée Thierry Malandain.

 

Avec La Belle et la Bête, nouvel opus créé à l’Opéra royal de Versailles en 2015 et présenté ce weekend à la Biennale de danse de Lyon, Thierry Malandain  apparait une fois de plus comme l’un des plus grands chorégraphes néoclassiques actuels. Alchimiste inspiré, cette fois plus symboliste que narratif, il place au coeur du célèbre conte la figure de l’artiste aux prises avec la création.  Puissant et magnifique.

Le noir sied à Thierry Malandain. A peine éteint le chatoiement doré du bal d’ouverture qui mobilise le Malandain Ballet Biarritz au grand complet, la symphonie Pathétique de Tchaïkovski nous entraîne vers les terres nocturnes où s’affronteront la Belle et la Bête. Déjà, le père de la Belle a cueilli la rose interdite. Il doit mourir. Cordes et bois raclent la partition tandis que deux filles en robes grises, les soeurs de la Belle privées de leurs atours par la ruine paternelle, lui réclament ce qu’il ne peut plus leur donner. Les habits d’ors volent et s’abattent au sol comme des oiseaux touchés. Les gestes sont hachés, répétitifs et bruts. Le ton est donné.

Thierry Malandain a coutume de le dire, sa vie, c’est la danse. Un mode d’être au monde, non un filtre mais un prisme, un outil d’élucidation de cette énigme qu’est l’existence, un moyen de la supporter, une possibilité d’être heureux parfois. C’est ce qu’il nous donne à voir ici, aussi bien dans l’emportement de sa superbe troupe que dans l’intimité des solos, duos et trios évoquant l’artiste déchiré entre l’esprit et le corps, chacun voulant sa part, s’accordant puis se désunissant. Ses interrogations, ses combats, ses victoires et ses défaites secrètes, sa mystérieuse accointance avec la beauté, tout est là, dans cette réflexion dansée qui touche à l’universel mais  sans grandiloquence, bien au contraire. Car, dans le mouvement incessant d’immenses rideaux noirs faisant glisser l’action d’un bord à l’autre, d’une vague à l’autre, Malandain glisse l’écume d’un humour qui est sa marque: corps escamotés dans l’ourlet des tentures, jeux de jambes à l’unisson, etc. .

En contrepoint de cette économie scénographique  à grand spectacle, les costumes de Jorge Gallardo enchantent l’oeil: redingotes baroques d’une folle élégance, tatouages brodés noir sur blanc, robe sculpture mouvante et dentelle cendrée pour la Belle, le tout rehaussé par les magnifiques lumières de Francis Mannaert. Là dedans se déploie tout l’art de Malandain. A la fluidité et à l’élan des ensembles répond le ferme dessin des duos et solos: la Belle (merveilleuse Claire Lonchampt) tangue et résiste à la Bêtepuissamment interprétée par Mickaël Conte. Enfermée dans une solitude dont elle voudrait sortir, la Bête semble se déchirer, se désarticuler sous le coup de la souffrance. Une souffrance proprement inhumaine et qui émeut lorsque, répandu au sol et comme mort, son corps trésaille imperceptiblement sous la caresse de la Belle. Le visage masqué par ce qui semble être un collant noir, le danseur ne dispose que de son corps, de ses muscles, pour exprimer la finesse de ses sentiments. Malandain trouve en ce danseur l’interprète idéal de son texte chorégraphique, incarné de façon saisissante. La brisure d’un poignet, l’angle d’un coude, la violence, la vitesse, le saut, tout concoure à dire l’écartèlement de l’âme et du corps tel que la Bête, c’est à dire l’artiste, le vit dans la grande aventure de la création.

A ceux qui auront le bonheur de voir ce ballet en tournée, on ne saura trop conseiller de lire le programme avant la représentation. Ils n’en goûteront que mieux les subtilités philosophiques de cette mémorable soirée et la beauté de cette oeuvre au noir.

 

Laurence Liban

L' Express , publié le 

 

La Belle et la Bête de Thierry Malandain – Malandain Ballet Biarritz

 

 

.....''Après le succès de Cendrillon (qui continue toujours de tourner), Thierry Malandain reste inspiré par les contes, puisque La Belle et la Bête est sa dernière création. Le risque était grand de faire plus ou moins la même chose. Mais le chorégraphe esquive en faisant un ballet finalement pas si narratif que ça. Car l'histoire se mêle à une sorte de tragédie, celle de l'Artiste en train de créer, de faire et défaire ses personnages, pour finalement se retrouver seul. Un mélange narration/abstraction qui fonctionne, sans oublier la poésie.

La Belle et la Bête, cela évoque un château enchanteur et une sombre forêt. Mais sur scène, la sobriété est de mise (ce qui tranche d'autant plus avec les imposants décors de Cendrillon). Il y a juste un fond noir et des rideaux noirs. Ces derniers sont actionnés par les artistes sur le plateau, créant ainsi différents espaces au fur et à mesure des scènes. Ils sont un peu comme les pages d'un livre que l'on tourne, un peu aussi comme les méandres du cerveau de l'Artiste. Les personnages y apparaissent et disparaissent, comme des idées qui fusent. L'Artiste est personnifié, toujours entouré de son Corps et son esprit. Comme la Bête, il cherche à se sortir de sa condition, par sa création. Alors La Belle et la Bête, ballet narratif sur ce conte si connu, ou plutôt abstrait sur le chemin de l'Artiste en création ? Un peu des deux. Et c'est justement cette juxtaposition qui fonctionne.

Les parties sur le conte en lui-même jouent sur un certain émerveillement. Tout commence avec une valse étourdissante dans de magnifiques costumes d'or. La danse est légère et vive, aux belles lignes néo-classiques, mélangeant portés fluides et ensembles efficaces. Claire Lonchampt est la Belle idéale, juvénile et rayonnante, avec la pureté des princesses des contes.  ''.....

 

Ecrit par : Amélie Bertrand pour Danse avec la Plume 

15 décembre 2015

 

LA BELLE ET LA BÊTE DE THIERRY MALANDAIN,

EN AVANT-PREMIÈRE À L’OPÉRA ROYAL DE VERSAILLES -

BEAU ET SOMBRE - 

 

C’est avec les vieux contes que l’on fait encore les meilleurs ballets ! Et les chorégraphes n’en finissent plus de puiser à ces sources de l’imaginaire mondial un renouvellement incessant pour leur modes d’expression, la portée de leurs messages, les fils à tresser pour remonter au plus profond des angoisses, des peurs et des désirs humains. Après les quêtes identitaires du XIXe siècle, les russes s’en emparèrent pour de grands spectacles, tandis que les Ballets de Diaghilev s’en détachaient ensuite, soucieux de sujets neufs. Mais le Kirov et le Bolchoï remirent à l’honneur ces féeries souvent lourdement démonstratives conçues pour montrer leurs superbes danseurs, et que Noureev à Paris allait imposer à Paris jusqu’à ces jours.

 

Pour les autres, Contes de Musaeus, de Perrault, de Grimm, d’Andersen, de Dumas sont revenus en foule inspirer les chorégraphes d’aujourd’hui, tels Neumeier (Cendrillon, La Belle au Bois Dormant, la Petite Sirène), et Jean Christophe Maillot ( La Belle, Cendrillon, Casse-Noisette) de Preljocaj (Blanche-Neige), et Maguy Marin (Cendrillon) à Béatrice Massin et Geneviève Massé, grandes dames du baroque . Aujourd’hui c’est Thierry Malandain, qui décidément trouve dans ces univers symboliques un répondant à ses questions, un tremplin pour ses sursauts, un jardin pour ses fuites.

On avait déjà eu à l’Opéra Royal de Versailles en 2013, un exemple de cette nouvelle inspiration, avec une Cendrillon qui depuis a fait un triomphe autour du monde, réclamée partout pour son chic inventif, sa vivacité piquante, sa douce poésie. Voici avec La Belle et la Bête, tiré de Madame Leprince de Beaumont, une nouvelle et toute autre embarquée au pays des contes, mais encore chez le Roi-Soleil où le ballet a été présenté en avant-première, avant la création officielle l’an prochain à la Biennale de Lyon. Le problème de Cendrillon était affectif, celui auquel Malandain s’est ici attaché est autrement profond, il soulève des vagues de méditations, et le chorégraphe toujours épris de quête métaphysique, voire mystique, s’y est plongé jusqu’à l’âme, qu’il fait incarner par une sorte de triade dont on perçoit difficilement la composante au début du ballet. Puis, comme il est normal dans une descente en soi, tout s’éclaire peu à peu et se fait nécessité.

Car contrairement à Cendrillon, beaucoup plus lisible, il s’agit ici d’un ballet codé, avançant à pas de loup pour dévoiler les ressorts cachés des êtres : la césure due aux apparences, la déchirure de la différence, le désir de transcendance. Malandain a repris de Cocteau (on rappelle son film fameux de 1946) le thème de la souffrance de l’artiste, partagé entre l’esprit et la chair, la forme et le fond, l’exposant avec le trio évoqué plus haut, deux hommes et une femme dont la présence intrigue fortement. Par delà la très habile registration de l’action grâce à des pans de voiles noirs qui manipulés sans cesse, définissent les lieux de l’action, l’artiste mène le jeu et s’en trouve dépassé.

 

Si pendant une première demi-heure, l’on cherche à décrypter une mise en place qui semble compliquée, tout en savourant une magnifique chorégraphie, la vraie rencontre des deux héros du conte fait basculer de l’attention à l’émotion. Dès lors, on est suspendus au duo qui oppose les deux êtres si dissemblables, bouleversés par la délicatesse avec laquelle leurs sentiments évoluent doucement, allant de la bestialité à la tendresse et à la sensualité, la souffrance de la bête, sa peur de se laisser apprivoiser et celle de la belle d’être conquise, au-delà des critères normaux de la séduction. Moments forts où la beauté des costumes de Jorge Gallardo, et du principal élément de décor, une table à pieds d’animaux, ajoute à la profondeur de l’échange dansé, progressant par séquences qui permettent à la Belle de revenir  se montrer périodiquement, dans un état d’esprit mouvant.

 

Il arrive que de grandes œuvres chorégraphiques s’appuient sur des musiques mineures, ainsi du Pavillon d’Armide, peut-être le bijou le plus parfait ciselé par John Neumeier sur l’inconsistante musique de Tcherepnine, mais en général le choix de partitions fortes aide notablement. Malandain, ici, a frappé fort en mettant son conte sous le signe de Tchaïkovsky, avec des emprunts divers notamment à Eugène Onéguine et Hamlet. Mais l’essentiel y reste lié à la 6e Symphonie, la Pathétique, qui conduit vers une fin angoissante et lourde de sens, alors qu’on se demande si le chorégraphe va achever son ballet sur quelque pas de deux jubilatoire peut-être, comme il est d’usage. Mais non, les eaux glacées de l’Adagio final se referment sur un univers qui n’a été que rêve, un voile recouvre les danseurs, les ramène dans le néant, et l’artiste avoue son échec et son impuissance.

 

Heureusement les interprètes, parmi les meilleurs éléments du Malandain Ballet Biarritz, se sont pénétrés en profondeur de ce message complexe, et en graduent très finement l’évolution. De la belle et souveraine Claire Lonchampt, sortie d’un album romantique, à l’étonnant Mickaël Conte, Bête puissante aux sauts impressionnants et à la souffrance contagieuse, outre la superbe précision d’Arnaud Mahouy et la force expressive de Frederik Deberdt, père de la Belle. Parler ici de néo-classicisme s’impose par le style des portés, le dessin des ensembles, la qualité des costumes, élégamment traditionnels, et même l’intrusion de quelques pointes pour la petite Patricia Velazquez, dans le rôle de l’Amour.

Mais ce n’est là qu’un mot, pour essayer d’englober ce style si complexe, riche de strates pas toujours faciles à démêler, qui révèle l’originalité profonde de son auteur. Et le ballet est certainement à voir et revoir, pour mieux cerner sa subtile progression. On félicite aussi l’Orchestre Symphonique d’Euskadi, dirigé par son chef, le Letton Ainars Rubikis, qui après avoir été à la peine au début du spectacle, a livré un final de la Pathétique de la plus haute tenue. 

 

Jacqueline Thuilleux

Concertclassic .com

Posted By Nicolas Villodre on 16/12/2015

Après deux représentations exceptionnelles à Biarritz-Gare du Midi, ancien échange ferroviaire ayant supplanté pour l’occasion le centre du monde qu’est, théoriquement du moins et si l’on en croit Salvador Dali, celle de Perpignan, données dans le cadre élargi de “Saint Sébastien capitale européenne de la culture 2016”, le Malandain Ballet Biarritz, sonorisé live par l’Orchestre symphonique d’Euskadi sous la direction d’Ainars Rubikis, a présenté en avant-première, du 11 au 13 décembre 2015, dans l’espace, littéralement féerique, qu’est l’Opéra royal de Versailles, sa version perso du conte pour enfants, petits ou grands, La Belle et la bête.

Le récit (classé n° 425 C par les Ludwig von Köchel du conte populaire, Antti Aarne et Stith Thompson, inspiré de ceux d’Apulée, de Francesco Straparola, de Mmes de Villeneuve et de Beaumont) n’est ni clair, ni clairement énoncé, les mots pour le dire y étant inexistants, comme est absent tout recours au facile et archaïque langage pantomimique. De telle sorte que les “phrases” chorégraphiques s’enchaînent continument et comblent jusques aux brefs silences séparant les thèmes symphoniques pris chez Tchaïkovski, extraits d’Eugène Onéguine (1878), de sa Cinquième Symphonie (1888), de la Pathétique (1893), ainsi que de son Hamlet (1888). Du conte, on ne retient goutte, mais cela n’a guère d’importance, somme toute, puisque c’est de danse, non de littérature, qu’il s’agit


Le reste pour la danse et des compléments pouvant l’aggrémenter : les costumes d’un goût très sûr, signés Jorge Gallardo et réalisés par Véronique Murat, les lumières dues à Francis Mannaert, deux tables-trois chaises néogothiques dessinées par Frédéric Vadé… Le ballet est réglé avec une précision diabolique. Le savoir-faire de Malandain n’est jamais pris en défaut. La diversité des corps se rit des vieux canons esthétiques et, filles et garçons, musculeux ou éthérés, XXS ou étirés, brunettes ou blondinets, s’unissent idéalement, idylliquement, exemplairement. Les quelques fixettes qu’il nous faut bien pointer ne serait-ce que pour rester crédible (rideaux tirés en long, en large et en travers, sous le moindre prétexte, à tout bout de champ, comme si le fondu au noir du jeu d’orgue était définitivement HS ; avec le peu de répit laissé aux danseurs comme aux spectateurs, l’excitation manque virer parfois à l’extinction des feux; grands écarts en veux-tu en voilà) n’empêchent pas la réussite de cette superbe entreprise.

 

Il convient de souligner que les moultes trouvailles chorégraphiques – les portés inédits, les glissades et roulades en tous sens, les contorsions circassiennes, le numéro cabaretier op’ de jambes en l’air décontextualisées rappelant les bizarreries abstraites de Pilobolus, les tenues tigrées clignant de l’œil aux femmes-panthères des Ziegfeld Follies – du créatif Malandain renouvellent un genre qu’on pensait suranné. Qui plus est, le couple-titre formé par Mickaël Conte et Claire Lonchampt est d’un très haut niveau interprétatif.

de Danse…

Parce que la danse ne dit rien, il y a beaucoup à en dire

 

 

Opéra Royal, Chateau de Versailles

A l’ouverture du rideau, d’autres rideaux et un personnage, incarné par trois danseurs aux costumes dépouillés. Il sera une sorte de narrateur de cette histoire dont il tire les fils en maniant les rideaux, seuls décors de la pièce. Dans ce contexte, le ballet suit le conte de Leprince de Beaumont avec fidélité. Les grands épisodes s’appuient sur 6 partitions de Tchaïkovski (deux mouvements des deux symphonies 5 et 6 et des extraits d’Eugène Onéguine et l’ouverture-fantaisie Hamlet). Ce choix musical tend à rapprocher ce ballet des grands modèles de Petipa dont il possède la magie fantastique et la fluidité. Sur le plan narratif, le résultat n’est cependant pas tout à fait pertinent. En ne voulant pas renoncer à la dimension symbolique, le chorégraphe rend parfois le propos confus. En revanche, ce choix d’aller dans le détail symbolique donne une profondeur passionnante. Ainsi en va-t-il de la dimension sexuelle et pulsionnelle du conte (souligné par exemple dans la « consommation » par le père de la Belle de la « rose blanche » favorite de la Bête -comprendre qu’il a couché avec la maîtresse d’icelui- ce que la danse marque fort bien. Une danse qui reste le point le plus fort du ballet, avec quelques moments de pur réussite comme le duo de Belle et la Bête se mourant de désespoir.

A noter,

Par le titre même, il faut pour ce ballet un beau rôle féminin (Claire Lonchampt, très juste). Mais il faut aussi un grand rôle masculin et cette exigence explique sans doute pourquoi, La Belle et la Bête n’a pas de version chorégraphique de référence. Surprenant car l’histoire est ancienne et très propre à l’adaptation chorégraphique sur le modèle des grands ouvrages du XIXème, mais révélateur de l’histoire de la danse. On peut souligner que Thierry Malandain augmente la difficulté en demandant outre la Bête (Mickael Conte) un autre grand rôle masculin, celui de l’artiste narrateur (Frederic Deberdt) singulièrement exigeant.

Une référence,  

Il a toujours manqué à cette histoire une véritable partition. Ravel a souvent été choisi (Par Cranko en 1949 par ex.), mais sans s’imposer. Même les contemporains ont hésité sur ce plan, ainsi Andy Degroat (1985) choisit Haynd. Le choix par Thierry Malandain de Tchaïkovski a sa logique. Cette belle musique contribue à une sensualité du propos, mais elle est parfois d’un pathos un peu étouffant.

 

verrielephilippe.wordpress.com

Thierry Malandain / La Belle et la Bête / A nouveau digne de tous les éloges

 

 

Mais comment diable fait-il pour toujours innover tant au niveau de la chorégraphie que de la mise en scène, à chaque nouveau spectacle ? Comment diable fait-il pour deviner, devancer même, les desiderata les plus ardents de son public ? Cela doit faire maintenant plus de trente ans qu'il m'a été donné d'assister aux premiers pas de Thierry en tant que chorégraphe néo-classique pour le suivre régulièrement depuis dans ses pérégrinations dans notre vaste monde, et cela fait plus de trente ans que je m'émerveille de son imagination débordante et débridée, de son inventivité, de son éclectisme, de son courage aussi car il en faut une bonne dose pour maintenir de nos jours contre vents et marées les spectacles de danse classique dans un paysage presque totalement conquis par la danse contemporaine ! Bref, le dernier né des Malandain, La Belle et la bête, est un nouveau chef d'œuvre et, réellement, le mot n'est pas trop fort. Il était logique qu'après le colossal succès de sa relecture de Cendrillon, d'aucuns lui susurrent à l'oreille de s'attaquer à un nouveau contes de fée... Or, La Belle et la bête est une œuvre qui n'avait, jusqu'à présent, à ma connaissance tout au moins, été traitée par l'art de Terpsichore que par Ethéry Pagava en 2013, ce sur une musique de Ravel. Comme pour Cendrillon, ce conte dont l'une des versions les plus anciennes remonte au IIème siècle et qui a été immortalisé par Cocteau en 1946, est truffé de concepts et symboles moralisateurs qui nous donnent à réfléchir sur la dualité de l'être ainsi que sur des valeurs souvent perdues, en l'occurrence l'amour filial, le courage et l'abnégation, l'affrontement du danger, la pitié, voire même, le sens de la beauté.

Thierry Malandain a choisi d'ancrer ce ballet d'action narratif et très théâtral sur différents extraits de partitions de Tchaikovski, les symphonies 5 et 6, ainsi qu'Eugène Onéguine et Hamlet. Si la chorégraphie, remarquablement adaptée à une musique qui lui sied comme un gant, regorge de variations d'une étonnante inventivité bien perceptibles par les balletomanes fervents de l'art du chorégraphe, c'est toutefois dans la scénographie que les trouvailles se révèlent les plus fascinantes, témoignant d'une maîtrise exceptionnelle de cet art. Raconter une histoire par la danse de façon à ce qu'elle soit compréhensible par tous, les petits comme les grands, n'est en effet pas l'apanage du premier chorégraphe venu ! Outre l'art du narrateur, il faut également faire voyager le spectateur dans l'espace et le temps aussi souvent que la trame de l'histoire l'exige. Or, Malandain eut l'idée géniale de séparer les différentes scènes et les "chasser" l'une par l'autre grâce au va-et-vient d'un vaste rideau tiré par les danseurs eux-mêmes tantôt de cour à jardin, tantôt de jardin à cour, créant ainsi à chaque fois de nouveaux espaces avec une remarquable économie de moyens. Une autre de ses idées, et non des moindres, fut d'évoquer l'histoire par un "artiste-narrateur", faisant ainsi du théâtre dans le théâtre, et l'on pourrait d'ailleurs regretter qu'il n'ait lui-même investi ce rôle... Quant à l'entrée et la sortie de ses personnages, pourquoi - entre autres - ne pas les faire passer carrément à plat ventre sous le rideau ? Une manière comme une autre peu conventionnelle, il est vrai, mais aussi ludique qu'originale, permettant de rompre avec les habitudes. L'œuvre est en effet émaillée d'une foultitude de petites trouvailles de cette sorte, plus divertissantes les unes que les autres, toujours sans prétention, lesquelles donnent une nouvelle dimension à ce ballet parsemé de piques d'humour qui ne nuisent point à son extrême raffinement, confirmant un chorégraphe d'une extrême sensibilité, plein d'esprit et de talent.

Je ne terminerai pas sans évoquer l'excellence des interprètes, tant les danseurs magnifiques dans leurs costumes chamarrés d'or que les musiciens car, lors de cette avant-première dans ce fabuleux écrin de l'Opéra Royal à Versailles, le Malandain Ballet Biarritz était accompagné par l'excellent orchestre Symphonique d'Euskadi dont les timbres éclataient, démultipliés par l'acoustique étonnante de l'Opéra Royal. Voilà un nouveau chef d'œuvre qui, tout comme Cendrillon, fera sans aucun doute date dans l'histoire de la danse.

 

 

Par  Jean-Marie Gourreau

Critiphotodanse 

 

Une sublime création. La Belle et la Bête."

 

D'où me vient, dès l'ouverture des rideaux, la certitude que tout va se dérouler comme un long fleuve tranquille et majestueux?

Il n'y aura pas, je le sais, cette longue et souvent trop lente exposition, à la mode dans certaines chorégraphies actuelles, car Thierry Malandain entre toujours, tout de suite, dans le vif du sujet. 

Des rideaux noirs et souples comme des voiles de mousseline, tirés par des danseurs, permettent d'agrandir la scène où se découvrent tous les autres membres de la compagnie. Vêtus de magnifiques vêtements de Cour, dorés et lumineux, ils remplissent l'espace de leurs mouvements gracieux, dans un ballet joyeux de fête. 

Nous sommes dans le vif du sujet aux temps heureux, dans la famille de cette Belle, douce et généreuse. 

Bien sûr, nous savons aussi que l'histoire aura une fin heureuse pour cette Bête, prisonnière de la laideur de son corps, qui, au comble de ses tourments et de sa douleur, verra la Belle l'aimer pour elle même. Et cette Bête quittera, alors, ces oripeaux de chair et de poils, pour se transformer en Prince charmant. Nous savons tout cela qui suffit sans doute à nous laisser transporter par la musique si romantique de Tchaikovski suivie par les gestes élégants, enlevés et parfaitement coordonnés des exécutants.

Les tableaux se succèdent donc, sans temps morts, comme dans une poésie d'Aragon où les mots se succèdent dans le même écoulement harmonieux de l'eau pure et claire d'un ruisseau. 

On avance ainsi dans la beauté d'un spectacle qui s'exprime par l'énergie gracieuse des corps en mouvements superbes, dans ces costumes qui les habillent de tissus chatoyants, dans ce déroulé puissant et serein qui nous entraîne dans une sorte de bien être.

Certains exécutants retiennent plus l'attention par la maîtrise impeccable de leur art dans cette création. La Belle, toute de grâce juvénile et d'innocence, la Bête, fougueuse, folle de ses tourments affectifs, aux gestes étranges et pleins de cette sauvagerie animale dont la beauté fascine. L'artiste, sa fragilité apparente, vite contredite par la vigoureuse douceur de son jeu. Le père, enfin, qui danse merveilleusement l'expérience de l'âge et l'affection pour ses enfants.

Et puis il y a cet extraordinaire Daniel Vizcayo, au torse dénudé, qui exprime avec une grâce virile ce corps physique de l'Artiste avec un talent hors du commun. Dans chacun de ses précédents rôles dans les créations de Malandain, il m'avait déjà surpris par sa façon si originale et personnelle de danser, comme dans un style différent et remarquable que j'ai retrouvé, plus affirmé, cette fois encore.

Pendant cette heure et vingt minutes, nulle lassitude, ni répit pour nos sens qui sont sollicités sans cesse, par de nouveaux tableaux, sortis tout droit du cerveau prolifique, imaginatif, poétique et créatif de notre chorégraphe local et international.

Oui, encore une fois Thierry Malandain nous a offert une création achevée, sublime et somptueuse."

 

Roberto Raspiengeas